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Cannes 2015, jour 4 : Un peu d’amour dans ce monde de brutes

Si chaque jour semble offrir, un peu par hasard, sa thématique privilégiée, aujourd’hui elle sera sentimentale et amoureuse. On aura eu droit à un véritable choc émotionnel et artistique avec Soleil de Plomb (Zvizdan) de Dalibor Matanic, un film magnifique et poignant avec Carol de Todd Haynes et une œuvre touchante avec Vers l’autre rive de Kiyoshi Kurosawa. Les deux premiers figuraient parmi nos choix les plus attendus pour l’édition 2015 du festival de Cannes et nous n’avons pas été déçu.

 Soleil de Plomb

On avait découvert Dalibor Matanic avec La Virée, un court métrage d’une beauté éthérée présenté à la Semaine de la critique en 2009. Il revient cette année avec un long proposé à Un certain regard, Soleil de Plomb. Il s’agit du premier film croate en sélection officielle à Cannes depuis l’indépendance du pays. Le film propose trois histoires d’amour sur fond de tension ethniques et politiques à trois époques différentes et autant de mondes parallèles : si les lieux sont les mêmes et que les acteurs reviennent de l’une à l’autre, ils ne campent pas les mêmes personnages comme si différents mondes s’entrecroisaient. Le premier récit a lieu en 1991, au début de la guerre en Ex-Yougoslavie, la seconde a lieu en 2001, alors que les plaies n’ont pas encore été pansées et la suivante en 2011 où un espoir peut enfin renaître malgré les divergences toujours présentes.

Une grande idée a été d’éviter le film de guerre, la tragédie à grande ampleur et les habituels charniers pour aller au delà des combats. En effet, même sans la montrer comme on le fait trop souvent, elle est présente dans le futur de la première histoire, dans les blessures de la deuxième et les souvenirs de la troisième. L’autre a été de prendre un parti pris radical, proche de la science fiction, sans pour autant jamais y plonger, en partie à la Cloud Atlas ou Un jour sans fin mais en faisant au final une œuvre réaliste où l’amour est partout présent. Il faut que les deux jeunes protagonistes amoureux, d’origines différentes et donc sujets à des tensions constantes de la part des autres, parviennent à entrevoir un futur possible ensemble pour qu’enfin la vie puisse reprendre son cours… Entre chaque histoire, le cinéaste nous propose des paysages croates : maisons détruites, ruines d’écoles, routes à l’abandon, tunnels lugubres aux lumières qui feront penser au condensé d’une rave party comme pour montrer à travers la pierre et la lumière tout le mal que l’irrécupérable incompréhension et idiotie des gens cause autour d’eux. Mais ce qu’on apprécie encore plus dans ce film c’est l’incroyable maîtrise formelle dont fait preuve Matanic. Pas un plan en trop, des cadrages parfaits et pensés au millimètre, une gestion du temps, des silences et du rythme impeccables et surtout la même lumière étrange déjà présente dans La Virée qui, lui aussi, appelait le surnaturel. Cette lumière orangée et jaune donne l’impression d’un soleil perpétuellement en train de se coucher dans laquelle vient s’immiscer des plans sous marins qui se répètent d’une histoire à l’autre comme le motif d’une nouvelle naissance. Aimer pour survivre.
Carol - Cannes 2015
Dans Soleil de Plomb, l’amour devient donc politique et permet de prendre la température d’une nation et de percevoir ses dysfonctionnements. Dans Carol, le nouveau film de Todd Haynes, la dimension politique est d’abord sous-jacente même si elle est présente. Rappelons que Haynes est l’un des grands cinéastes de ces 20 dernières années et impossible d’oublier Loin du paradis avec Julianne Moore, hommage aux mélodrames sirkiens des années 1950. Cette fois, il revient avec un long métrage sélectionné en Compétition officielle qui se déroule au début des années 50 à propos de deux femmes aux vies opposées mais complémentaires, amoureuses, dont l’une, en pleine instance de divorce, pourrait perdre la garde de son fils suite à sa relation. La première est riche et âgée d’une quarantaine d’année, l’autre a une douzaine d’années de moins et vit dans un petit appartement de fortune. Une fois encore, on se trouve face à un film dont le titre est un prénom de femme et qui raconte les horreurs que celles-ci subissent de la part d’hommes sauvages et possessifs (voir notre article d’hier). Mais au moins, ici l’amour est vécu, assumé, libéré et les deux femmes représentent l’espoir d’une société alors en pleine mutation.
De la même manière, 1953 est aussi le début de la fin de l’âge d’or hollywoodien et de la domination du code Hayes qui protégeait la « morale » des films distribués sur le sol américain. Le cinéaste s’amuse donc à reproduire un film classique, avec tous ses codes visuels et sonores, en lui apportant autre chose : il ne copie pas mais il travestit, augmente et passe du côté des invisibles de cette époque en racontant ce que personne n’aurait du savoir. Carol est aussi un film d’aujourd’hui car le monde évolue mais son propos reste actuel. Ce qui est beau dans ce film c’est d’abord les deux actrices, Rooney Mara et Cate Blanchett. On croit à leur amour et on y croit d’autant plus qu’elle le laisse mûrir et s’épanouir. On comprend qu’au premier regard elles sont tombées amoureuses tout en restant muette. Des semaines voire des mois durant, elles l’ont testé : jeux de séduction, photographies, caresses dissimulées, regards attendris, invitations sans raison. Jusqu’au moment où toute leur passion éclate dans une première fois d’une terrible beauté. Haynes n’est pas Kechiche : ce n’est pas le sexe qui guide la relation, il arrive à la fin comme une explosion passionnée. Il filme la sensualité des corps, il rend le toucher et l’excitation perceptible et finalement il rend crédible autant la puissance que l’innocence de leur relation ; puis leur détresse. Et la caméra du cinéaste nous réserve des moments d’une incroyable beauté comme ces plans dans la voiture, ces jeux de miroir et de reflets, ces couleurs magnifiques. On dirait presque que, devant l’impossibilité de revenir au Technicolor, il s’amuse à essayer de l’inscrire à même les décors et les vêtements. Tout est chatoyant, allant parfois jusqu’à tendre vers une abstraction où tout ne serait plus que tâches, lumières et mouvements. Aimer pour vivre.
Vers l'autre rive - Affiche Cannes 2015
L’amour se situe au-delà du politique. Si le monde décrit par Haynes n’est pas complètement gris ou noir, c’est que le regard des deux femmes le transforme. On retrouve un peu cette dimension dans le film de Kiyoshi Kurosawa, Vers l’autre rive, présenté à Un certain regard également mais cette fois l’amour est étroitement lié à la mort. On ne sait jamais à quoi s’attendre avec ce cinéaste tant sa filmographie est hétéroclite. Entre Kaïro et Tokyo Sonata, l’écart est important et pourtant c’est un peu à ces deux là que ressemble son nouvel opus. Le cinéaste propose un film de fantômes hyperréaliste où les esprits prennent corps dans le monde réel et sont aussi humains que ceux qui sont restés sur Terre. C’est à se demander parfois qui sont les vrais fantômes… Une femme dont le mari est décédé trois ans auparavant le voit surgir à ses côtés et ensemble ils vont aider certaines personnes à s’en aller vers cette autre rivage. La mort n’est donc pas une fin mais un passage et un commencement ; et l’amour est une des clés qui permet aux personnes décédées de revenir un moment vers ceux qui doivent encore rester vivant avant de prendre un nouveau départ. On est ici au cœur d’une certaine forme de réalisme magique : nul n’est effrayé à l’idée de voir les morts prendre corps, vivre et être là comme s’ils revenaient après une certaine absence. Les morts appartiennent au monde des vivants et la réciproque pourrait presque être vraie. Et si Kurosawa évite au maximum les effets spéciaux et le formaliste outrancier souvent de mise dans pareille situation, la mise en scène se pare de quelques détails qui informent du fragile équilibre de ce monde : la photo, très pâle, le montage avec quelques faux raccords, des effets de brouillard qui disparaissent. Et, loin d’être une apologie du suicide, Vers l’autre rive est un film sur le deuil, l’amour qui n’en finit pas et qui relie, parfois trop, les morts et les vivants. Le couple vivant et mort est d’abord un couple amoureux pour lequel vivre séparé ou mourir séparé c’est ne pas accepter ce départ offert à l’un et à l’autre avec la promesse de pouvoir se retrouver, plus tard. Le film est parfois un peu long et son rythme lancinant pourra rebuter, de même que le dispositif général ni (ou trop) fantastique, ni (ou trop) réaliste mais dans l’ensemble on est face à une belle œuvre et à une vraie histoire d’amour délicate et sensible, qui pour une fois n’appelle ni guerre ni monstruosités. Aimer pour mourir.

Demain, on quitte les histoires d’amour pour une journée qui promet d’être très animée entre la sélection et le marché.

 

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