La jeunesse de la bete - Blu-ray Elephant FIlms

Seijun Suzuki : Polar pop nippon en Blu-ray

Comme on sait que vous autres lecteurs de Digital Ciné avez un goût irréprochable, il y de grandes chances qu’un grand nombre d’entre vous aient reçu, au pied du sapin de Noël, les trois combos Blu-ray + DVD des films de Seijun Suzuki édités par Elephant Films. L’indispensable éditeur français avait en effet eu la bonne idée de sortir le 2 décembre dernier une vague de trois titres estampillés « Suzuki 60’s », au sein de son excellente collection Cinema Master Class. Après avoir eu, il y a quelques mois, la chance de découvrir en avant-première le master de La Marque du tueur, c’est maintenant pour nous l’occasion de revenir sur les deux autres Blu-ray de cette première vague Suzuki, qui comptent parmi les toutes meilleures galettes haute définition de l’année 2014…

Vague Seijun Suzuki - Blu-ray Elephant Films

Seijun Suzuki pour les nuls

Popularisé en France entre 2003 et 2005 par HK Vidéo, qui lui avait consacré trois coffrets intitulés « Films noirs et série rose », Seijun Suzuki a, pour la meilleure période de sa carrière, collaboré entre 1956 et 1968 avec le studio Nikkatsu, pour lequel il a enchaîné presque 40 films de série B, destinés à être projetés en double-programme avec un « grand » film, tourné avec un budget plus confortable. Iconoclaste et brillant (en plus d’être prolifique), le réal japonais a signé durant cette période une série de chefs d’œuvres mémorables, bouleversant les codes du film de yakuza autant que ceux du « pinku eiga » (film érotique soft). Slalomant sans transition, et souvent même au cœur d’un même film, entre les délires pop des productions US des années 50-60 et l’élégance classieuse d’un Jean-Pierre Melville, Seijun Suzuki a su laisser son empreinte baroque et ultra-stylisée au sein d’un cinéma japonais en plein déclin, au point que ses films ont depuis longtemps surpassé dans les mémoires les « grands » films auxquels ils étaient couplés lors de leur exploitation en salles.

Un poil plus cohérent que HK Vidéo dans sa politique éditoriale, Elephant Films a décidé de commencer (on espère que les autres films suivront !) avec trois polars mettant en scène le surprenant Jo Shishido, le fameux acteur aux grosses joues dont le charisme animal illumine littéralement l’écran. Il s’agit donc du diptyque La Jeunesse de la bête / Detective bureau 2-3 (dont le sous-titre français est « Crevez, vermines ! »), ainsi que La Marque du tueur, dont les audaces et libertés formelles vaudront à Suzuki de se faire mettre à la porte de la Nikkatsu.

La jeunesse de la bete - Blu-ray Elephant FIlms

Seijun Suzuki ’63 : polar pop, entre cool attitude & noirceur sadique

Malgré une croyance tenace et répandue, Detective bureau 2-3 et La Jeunesse de la bête, respectivement sortis en janvier et en avril 1963 au Japon, ne mettent pas en scène le même personnage principal. S’ils sont dans les deux cas interprétés par Joe Shishido, s’ils mettent tous deux en scène un flic aux méthodes musclées infiltrant un gang de yakuza, les deux films sont cependant complètement indépendants l’un de l’autre. Bien sûr, les deux métrages ont de nombreux points communs, et c’est la raison pour laquelle on parle fréquemment de diptyque, mais il faut reconnaître que Detective bureau 2-3 aborde le genre avec une légèreté et un humour que n’a pas La Jeunesse de la bête, beaucoup plus noir et désenchanté.

La jeunesse de la bete - Blu-ray Elephant FIlms

Detective bureau 2-3

Comme indiqué plus haut, Detective bureau 2-3 est également connu en France sous le titre « Crevez, vermines ! » : un titre beaucoup plus choc et percutant, qui lui correspond tout à fait. Car Detective bureau 2-3 est un film à la fois badass et cool, à l’image de son personnage principal (Shishido donc), qui ne fait pas que distribuer les mandales mais déambule aussi au milieu des gangsters avec une désinvolture toute Tarantiniesque (je dépose ce néologisme de ce pas histoire de pas me le faire piquer par Tavernier), roule en décapotable, fume comme un sapeur et va même jusqu’à danser et chanter pour protéger sa véritable identité dans une séquence véritablement mémorable. Bref, si on était marseillais (ce qu’on n’est pas à Digital Ciné, on vous rassure ! aucun marseillais ni aucun corse d’ailleurs, juste un normand, un ch’ti et des parigots), on dirait que Shishido danse le Mia.

Très musical, très rythmé, souvent amusant et très coloré / stylisé « pop 60’s », le film de Seijun Suzuki est un modèle de distance et de décontraction ; et s’il s’avère sans doute moins définitif dans son discours que la jusqu’au-boutiste Jeunesse de la bête, il comporte également moins de longueurs. Le privilège de la légèreté, peut-être : Suzuki s’amuse avec ses filtres et ses angles baroques, et propose un film sans le moindre temps mort, direct, irrévérencieux, surprenant, visuellement superbe, et plein de rebondissements.

Captures Blu-ray – Detective bureau 2-3

La jeunesse de la bête

S’il s’avère donc moins décalé que son polar précédent, La Jeunesse de la bête est aujourd’hui unanimement reconnu comme une des œuvres majeures du cinéaste japonais. Adapté, tout comme Detective bureau 2-3, d’un roman de Haruhiko Ôyabu, le film reprend le schéma classique du flic infiltré au milieu des yakuza. Cette nouvelle incursion de Seijun Suzuki dans le petit monde du yakuza eiga permet au réalisateur de pousser un peu plus loin tout ce qui fera son style jusqu’à son éviction de la Nikkatsu en 1967. Avec comme personnage principal un archétype du flic « hard boiled » (Jo Shishido toujours) qui semble ne connaître aucune limite dans le cadre de sa vengeance sanglante, La Jeunesse de la bête se révèle non seulement d’une noirceur et d’une violence rares, mais également d’un cynisme assez prononcé à l’encontre de ses personnages. Celui de l'(anti)héros en prend notamment plein la gueule du début à la fin du film : tabassé, torturé, manipulé, trompé, il aura bien du mal à dénouer le sac de nœuds de l’intrigue. Volontiers misogyne, le film nous donne également à voir des personnages féminins vénaux, en quête de pouvoir ou de plaisirs immédiats, et n’ayant aucun respect pour l’amour ou la parole donnée. Peut-être s’agit-il là d’une critique sociale déguisée, qui sous couvert de rappel de l’abjection féminine souligne en réalité le fait que pour la femme au Japon, la survie sociale passe forcément par la trahison ? C’est une possibilité, surtout au regard de certains autres films de Seijun Suzuki, tels que le magnifique La Barrière de chair, réalisé un an plus tard.

Mais encore plus que sur le fond ou la narration, c’est dans la forme du film que Suzuki va se lâcher, en expérimentant de plus en plus sur l’esthétique et le découpage de La Jeunesse de la bête. Le réalisateur nippon construit ainsi de nombreux passages comme autant de morceaux de bravoure des plus baroques et inventifs : cadre dans le cadre, profondeur de champ, travelling latéral en courte focale, jeux sur les couleurs, les filtres et les cadrages (la direction photo est magistrale)… D’entrée, la première scène donne le ton quant à la créativité de Suzuki, en noir et blanc, avec l’apparition de la fleur en couleurs. On pense aussi à la mise en abyme avec le film projeté dans le film, ou à celle du passage à tabac « muet » dans le night-club, avec vue panoramique sur la salle où une danseuse fait son show… La mise en scène de Seijun Suzuki étonne, et se met, malgré ses audaces formelles, au service d’un récit sombre, aux accents sadiques, dont on retrouvera les accents « pop 60’s » et l’approche expérimentale sur le sublime Point de non-retour de John Boorman quelques années plus tard.

Captures Blu-ray – La jeunesse de la bête

Seijun Suzuki : une vague de Blu-ray au top

Côté Blu-ray, tous les films de cette vague sont proposés au format scope 2.35, en version originale DTS-HD Master Audio 1.0 (et non 2.0 comme indiqué sur les jaquettes), avec d’impeccables sous-titres français. Les mixages sont clairs, relativement dynamiques et proposent un bon équilibre entre les dialogues, l’ambiance et les sons jazzy qui nimbent les films de cette première vague.

Dans l’ensemble, les masters des films de Seijun Suzuki affichent une forme olympique. Le grain argentique a été préservé, les films sont en 1080p, et les restaurations ont gommé la quasi-totalité des griffes et autres taches dues au temps. La définition est parfaite, les contrastes sont affirmés et les noirs d’une densité exemplaire. Point important : sur les films en couleurs, les couleurs pop so sixties et légèrement excessives affichent une pêche pas croyable.

detective-bureau-2-3 (15)

Dans la section suppléments, Charles Tesson, critique et historien du cinéma, intervient sur chaque galette avec une riche présentation du film. Moins enflammé et, disons-le, dispersé que le passionnant Jean-Pierre Dionnet, Tesson se concentre avant tout sur le film, et soulève quelques pistes analytiques intéressantes. Concernant La Marque du tueur, il établit des points de convergence avec le chef d’œuvre d’Hitchcock Sueurs froides : inattendu mais tout à fait argumenté et passionnant. Enfin, on trouvera également une galerie de photos pour chaque film.

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