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La Condition de l’homme – La fresque humaniste de Kobayashi en Blu-ray

La Condition de l’homme (Ningen no joken) est un film de 574 minutes réalisé par Masaki Kobayashi composé de trois parties : Il n’y a pas de plus grand amour / Pas de plus grand amour (1959 – 205min), Le Chemin de l’éternité (1959 – 178min), La Prière du soldat (1961 – 205min) toutes distribuées au Japon entre 1959 et 1961.
Chaque partie est divisée en deux sections soit 6 sections au total que le sous-titrage français appelle film : « Premier film » étant la première section de la première partie, « Deuxième film », la deuxième section de la première partie, « Troisième film » la première section de la seconde partie, « Quatrième film » la seconde section de la seconde partie, « Cinquième film » la première section de la troisième partie, « Sixième film » la seconde section de la troisième partie.
La première partie, tournée en 1958, fut exploitée au Japon à partir du 15 janvier 1959 ; la deuxième à partir du 20 novembre 1959 et la troisième à partir du 28 janvier 1961. Par la suite, les cinémas japonais organisèrent régulièrement des séances montrant en une seule journée les trois parties à la suite avec au moins 5 ou 10 minutes d’interruptions entre les six parties, voire une interruption plus longue à l’heure du déjeuner et du dîner : une séance complète pouvait durer entre 10 et 12 heures. Selon l’acteur Tatsuya Nakadai, elles faisaient régulièrement salle comble.

La Condition de l'homme - Affiche d'origine japonaise

Il n’y a pas de plus grand amour (1959 – 205 min)

Casting sélectif : Tatsuya Nakadai (Kaji), Michiyo Aratama (Michiko), Ineko Arima (Yang Chun Lan, la prostituée amoureuse), Chikage Awashima (Jin, la prostituée-chef), Keiji Sada (Kageyama, l’ami mobilisé), So Yamamura (Okishima, le contremaître brutal mais humain), Akira Ishihama (Chen, le jeune collaborateur chinois des Japonais), Seiji Miyaguchi (Wang, prisonnier chinois), Toru Abe (sergent Watai, le bourreau), Masao Mishima (Kuroki), Shinji Nambara (le prisonnier chinois balafré puis décapité), Eitaro Ozawa (le chef d’équipe criminel), Koji Mitsui (chef d’équipe âgé et sournois), Kyu Sazanka (proxénète coréen).

Seconde guerre mondiale (1939-1945), au Sud de la Mandchourie (Chine), en 1943 durant l’occupation militaire japonaise. L’ingénieur Kaji (accompagné de son épouse Michiko) est assigné à la direction du personnel d’une mine de fer. Il pense pouvoir humaniser les conditions de travail des ouvriers et prisonniers chinois tout en assurant un meilleur rendement productif. Il découvre que c’est un enfer concentrationnaire, régi par le crime, le vice, les dénonciations et la brutalité militaire. Kaji y rencontre néanmoins certaines âmes nobles (chinoises et japonaises) et forge ainsi l’humanisme qu’il ne faisait que penser abstraitement mais, après avoir résisté une fois de trop, il est mobilisé.

La Condition de l'homme© 1959/1961 SHOCHIKU CO., LTD. Tous droits réservés.

Le titre de cette première partie est emprunté à l’Évangile selon saint Jean, §XV, verset 13.

Kobayashi visait, en adaptant ce récit autobiographique de Junpei Gomikawa (dans lequel il se retrouvait car ils étaient de la même génération) un réalisme maximal y compris climatique. La Shochiku finança de justesse le film en co-production avec Kobayashi et quelques associés indépendants. Toutes les scènes censées se dérouler en Mandchourie furent en fait tournées au Nord de Hokkaïdo (province natale du cinéaste) mais, afin que le ciel et la lumière en fussent les plus proches possibles, le réalisateur attendait parfois plusieurs jours l’apparition de formations similaires de nuages. Une seule mais assez sévère entaille à ce réalisme revendiqué provient du fait (peu remarqué en France mais évident au Japon) que les rôles chinois sont tenus par des acteurs japonais qui prononcent leur texte d’une manière forcément phonétique. L’explication est ici historique : en 1958, année du tournage de cette première partie, aucun acteur chinois n’aurait accepté de paraître dans un film de guerre japonais, même critique de l’armée japonaise. Le ressentiment envers la période d’occupation japonaise était encore bien trop vif. Autre aspect assez peu souligné : cette première partie comporte trois héroïnes féminines (Michiko et les deux prostituées chinoises Jin et Yang) dont les rôles sont  intenses et très importants. Il y avait un féminisme de Kenji Mizoguchi : il y a ici un féminisme de Kobayashi ; il était déjà sensible dans son Rivière noire (1957) tourné l’année précédente.

La Condition de l'homme© 1959/1961 SHOCHIKU CO., LTD. Tous droits réservés.

Cette première partie, sur le plan du scénario, est conçue comme une tension montant progressivement jusqu’à la résistance de Kaji à l’exécution sommaire : sa demi-réussite lui insuffle alors force et courage. Ce héros est porteur à la fois de l’expérience et de l’idéal de Kobayashi et de Gomikawa. Dès le début, l’illusion qu’on pourrait être en présence d’un simple cinéma narratif classique, que le film serait un film japonais de la mauvaise conscience et de l’épopée historique (comme on le résume trop souvent) est battue en brèche : au lieu de prendre son temps et de poser tranquillement le héros dans son contexte, l’action commence fiévreusement, presque mystérieusement, d’une manière presque décalée et très surprenante dans un tel contexte. On pose certes le héros dans son contexte, mais pas tranquillement. Et on ne sait jamais vraiment à quoi on va assister d’une séquence à l’autre : la surprise est constante. Le suspense est lui aussi constant. Certes, la syntaxe demeure classique mais d’une classicisme glacé qui n’est rompu que par un unique et très puissant décadrage spectaculaire lors de l’exécution. Elle provoque une angoisse de tous les instants qui est parfois, nous en prévenons les jeunes lecteurs et futurs spectateurs, très oppressante.

La Condition de l'homme© 1959/1961 SHOCHIKU CO., LTD. Tous droits réservés.

En dépit de tout ce qu’on a pu lire et écrire sur ce film, en dépit du fait que la ligne directrice de son scénario soit supposée claire et distincte, parfaitement connue et reconnue par l’histoire du cinéma, il faut convenir que le propos de cette première partie ne se révèle pas d’emblée. Et pour cause : elle est la première partie d’un ensemble qui en compte trois. Disons simplement que cette première partie est celle par laquelle le spectateur découvre ce trajet para-christique, sacrificiel, idéaliste et critique d’une conscience humaine hostile au mal généré par la guerre. Elle fonctionne à plein comme telle, dans sa fonction première : ouvrir un trajet mystérieux qui n’est pas tracé d’avance. Elle dispose, au cours de cette ouverture, un certain nombre de signes qui ne constituent pas un itinéraire aisément repérable ni une claire géographie mentale et morale. Le dépouillement des extérieurs naturels, leur architecture plastique rend hommage à bien des écoles cinématographiques, ainsi que l’usage de certains mouvements et d’une profondeur de champ colossale dans certains plans mais, ici encore, l’individualité absolue du film est telle que les comparaisons ne valent finalement rien.

Le Chemin de l’éternité (1959 – 178 min)

Casting sélectif : Tatsuya Nakadai (Kaji), Michiyo Aratama (Michiko), Kunie Tanaka (Obara, le soldat persécuté), Keiji Sada (Kageyama, l’ami mobilisé devenu officier supérieur de Kaji), Kei Sato (Shinjo, le soldat démoralisé et ami de Kaji), Michio Minami (Yoshida), Jun Tatara (Hino), Kokinji Katsura (Sasa), Yusuke Kawasu (Terada), Minoru Chiaki (Onodera), Susumu Fujita (Naruto), Jun Hamamura (Doi), Taketoshi Naito (Tange), Kaneko Iwasaki (l’infirmière Tokunaga)

Mandchourie (Chine), 1944-1945 : le soldat Kaji, suspecté par sa hiérarchie d’être un sympathisant révolutionnaire, proteste contre les sévices barbares et la discipline inhumaine infligés par les vétérans aux nouvelles recrues. Le suicide du soldat persécuté Obara pousse le conflit à son paroxysme. On accorde à Michiko, inquiète pour Kaji et venue lui rendre visite, de passer une nuit en compagnie de son époux : elle lui fait jurer de ne jamais déserter. Son ami Shinjo déserte, pour sa part, vers le front russe. Un des tortionnaires d’Obara meurt de maladie. L’Italie capitule mais la Russie entre en guerre avec le Japon. Kaji est envoyé au front où il dirige bientôt une unité de carabiniers, composée de civils récemment incorporés qu’il souhaite protéger autant que possible. Il est sous les ordres de son ami Kageyama qui est sans illusion sur l’issue de la guerre. Les chars russes réalisent une percée, décimant l’unité de Kaji au terme d’une bataille inégale.

La Condition de l'homme© 1959/1961 SHOCHIKU CO., LTD. Tous droits réservés.

Cette seconde partie ressort du film de guerre, du début à la fin. La première section est une initiation brutale aux méthodes de formation de l’armée impériale et le récit d’une juste révolte individuelle contre celles-ci. La seconde section montre comment ces méthodes inhumaines forgent néanmoins une identité et une fraternité efficaces. Kaji lui-même l’acquiert inconsciemment tout en se rebellant consciemment contre. C’est l’ambition dialectique du film de montrer cette contradiction en acte.

Contradiction qui n’est pas irréelle mais qui est, selon Kobayashi, le fondement même de la noblesse d’âme japonaise durant la guerre : Kaji refuse de déserter, demeure fidèle à sa nation qu’il identifie à la femme qu’il aime (il y a donc un romantisme nationaliste passé totalement inaperçu par la critique française) ; l’identification est réversible puisque Michiko ne supporte pas la simple évocation d’une désertion dont l’idée la désespère absolument. Kaji se sacrifie à la fois contre l’armée et pour elle. On a parfois supposé qu’il était communiste ou révolutionnaire : c’est faux car s’il l’était, il aurait été déserteur ou terroriste. Il s’intéresse à ces positions politiques et morales mais sans se confondre avec elles ni s’y conformer pratiquement. Ce que montre très bien le scénario, c’est que le peu de communication et d’information en temps de guerre, interdit à chacun d’avoir une idée exacte de ce qui se passe, encore moins de savoir ce qui se passe en matière d’histoire politique chinoise et d’histoire politique soviétique. Pas d’homme plus rebelle que Kaji mais, dans les faits, pas de meilleur soldat non plus que lui : le chemin (dialectique) vers l’éternité est à ce prix.

La description néo-réaliste des conditions matérielles du conflit est très impressionnante : rigueur climatique, impossibilité pour les hommes de disposer d’informations fiables en temps réel sur le champ de bataille, rumeurs, lacunes d’approvisionnement, vision fragmentaire (assez stendhalienne, par moments) de l’ennemi et de son altérité.

La description historique et politique a valeur documentaire et chronologique fragmentaire mais rigoureusement fiable : l’Italie a capitulé officiellement le 8 septembre 1943 et Kaji l’apprend avec intérêt ;  la Chine n’intègre pas les Japonais déserteurs ; Okinawa tombe le 22 juin 1945 aux mains des Américains; l’armée soviétique attaque la Mandchourie sous occupation japonaise (Manchukuo) le 9 août 1945 et ses soldats ne font pas de quartier : ils achèvent les blessés japonais dans leurs trous. En somme le héros et ses hommes, face à une telle situation, ne peuvent globalement et littéralement faire qu’une seule chose : se battre pour survivre, y compris survivre à la brutalité des anciennes recrues, source de mort et de folie. La ligne narrative est donc plus simple que celle de la première partie mais sa matière filmique est non moins riche.

La Condition de l'homme© 1959/1961 SHOCHIKU CO., LTD. Tous droits réservés.

Esthétiquement, ce sont peut-être les différentes nuances du ciel, aux différentes heures et saisons, qui sont le plus admirablement saisies par la caméra du directeur photo Miyajima. La nuit que Michiko passe dans une baraque de la caserne en compagnie de Kaji est ainsi rendue sensible par les variations précises de lumière filtrant à travers les fenêtre jusqu’aux premières lueurs de l’aube. Les ciels de Mandchourie du Sud, avant l’attaque russe, sont ceux d’Hokkaïdo, nous précise la bande-annonce originale de cette seconde partie. C’est, au fond, esthétiquement et cinématographiquement faux puisque Kobayashi les a précisément sélectionnés parce qu’ils ressemblent à ceux de Mandchourie du Sud tels qu’ils les avait vus et tels que ses camarades les avaient vus.

Enfin une même nervosité narrative que dans la première partie : elle a subi de nombreuses influences mais les dépasse et dépasse même, aisément et rétrospectivement, souvent ceux qui s’en inspireront. Une fraîcheur étonnante, issue de la souffrance et de la mort, est la rançon naturelle de l’opération esthétique de transcription d’une expérience, lorsque le génie est à l’œuvre. C’est bien ici le cas.

Signalons un casting renouvelé, à l’exception du couple vedette Nakadai-Aratama et de Keiji Sada. Il est à nouveau dirigé de main de maître, d’une manière inspirée, souvent impressionnante. L’ampleur technique des moyens est constamment dominée : les scènes les plus spectaculaires sont d’une fluidité exceptionnelle que seul le souvenir de la réalité la plus authentique peut avoir généré d’une manière aussi réaliste.

La Prière du soldat (1961 – 191 min)

Casting sélectif : Tatsuya Nakadai (Kaji), Michiyo Aratama (image mentale de Michiko), Yusuke Kawasu (Terada), Keiji Sada (Kageyama, l’ami mobilisé devenu officier supérieur de Kaji), Keiko Kishida (prostituée dans la jungle), Hideko Takamine (la fermière japonaise intéressée par Kaji), Tamao Nakamura (jeune fille tuée par la milice chinoise), Kei Sato (Shinjo, le soldat démoralisé et ami de Kaji), Taketoshi Naito (Tange), Chishu Ryu (le paysan âgé de la « ferme aux femmes » près de la frontière).

Chine, Mandchourie 1945. Alors que l’armée japonaise perd du terrain devant l’avancée des troupes soviétiques en Mandchourie du Sud, Kaji et ses hommes survivent en territoire hostile. Ils protègent quelques civils affamés, menacés par la mort et la folie. Kaji est reconnu par ses hommes comme un officier d’élite mais il accepte de se constituer prisonnier pour éviter un massacre. Il découvre alors l’enfer des camps de travail staliniens. Un ultime combat pour la liberté et la dignité va s’y jouer entre Japonais. Kaji s’évade afin de rejoindre Michiko : il va désormais seul, face au ciel glacé d’une immensité désertique.

La Condition de l'homme© 1959/1961 SHOCHIKU CO., LTD. Tous droits réservés.

Cette troisième partie est elle-même à nouveau divisée en deux sections : la retraite devant l’armée soviétique puis l’internement en camps de travail et l’évasion. L’ampleur narrative du scénario fait réapparaître des personnages issus de la première partie, mûris et modifiés par l’issue des événements. Surtout, celui-ci raconte une histoire très peu connue en Occident et rarement vue sur nos écrans : l’équivalent japonais de la « Retraite de Russie », sous la forme d’une « Retraite de Mandchourie » aussi impressionnante par moments que la « Retraite des Philippines » filmée au même moment (1959) dans Feux dans la plaine par Kon Ichikawa. La confrontation de Kaji à ses juges staliniens clôt un genre de débats qui faisaient rage en France à la même époque. L’ironie noire du destin, le sens de l’histoire, le hasard, le mal à l’état pur sont aussi de la partie : La Condition de l’homme rend compte avec force de leur jeu tragique.

Inutile de dévoiler trop précisément la fin puisque sa beauté provient aussi de la dynamique globale qui l’a secrètement engendrée. Après plus de 700 jours de combats et d’aventures narrées en 574 minutes, le film se clôt sur plusieurs idées et sur plusieurs images qui relèvent de la culture philosophique de Kobayashi, de sa capacité à transcrire son expérience en l’universalisant plastiquement. Une multitude d’êtres, de raisons, de politiques se sont opposés dans un surgissement florissant : tout aboutit là, à cette fin-ci, à la fois apaisante et angoissante, au terme d’un parcours qu’on serait tenté de qualifier de christique à nouveau, même si ce n’est pas son unique signification possible.

De la floraison au dépouillement : il y a aussi une dialectique spirituelle des saisons traversées par Kaji, dialectique qui annonce celle plus tard visible dans la version intégrale du Kwaidan (1964) de Masaki Kobayashi. Et il y a, enfin, un flux et reflux de sa rencontre avec le démon, incarné par un certain nombres d’êtres abjects. Ces derniers sont pitoyables, in extremis, et pris aux même piège global que Kaji : humanisme de Kobayashi et encore autre chose aussi, sans doute plus ample que le simple humanisme au sens occidental du terme.

Casting renouvelé du point de vue féminin (sauf quelques nouvelles images mentales de Michiyo Aratama) : on n’oublie pas la prostituée jouée par Keiko Kishida — qui sera bientôt La Femme des sables (1964) de Hiroshi Teshigahara — ni la fermière réfugiée qui évite l’ultime combat armé, jouée par Hideko Takamine, ici dans un rôle assez différent de ceux qu’elle jouait pour le cinéaste Mikio Naruse.

Direction artistique reconstituant avec soin l’ensemble comme le détail : architecture militaire japonaise, architecture chinoise urbaine et rurale, baraquements, fermes abandonnées, dépôts de bois, casernes, entrepôts transformés en prison, tranchées, fortifications. La direction de la photographie de Yoshio Miyajima et la mise en scène de Kobayashi utilisent certains éléments typiques de la modernité stylistique des années 60 (arrêt sur image, photo intégrée dans la continuité, décadrage, lent travelling avant subjectif) parfaitement alliés au classicisme du reste de la syntaxe. S’il en était besoin, on pourrait projeter ce film comme justification à l’invention du format 2.35 : c’est une de ses plus belles utilisations de toute l’histoire cinématographique du vingtième siècle. Certaines figures de style seront réutilisées par des cinéastes aussi divers que Francis Ford Coppola, Oliver Stone, Terrence Malik. Kobayashi lui-même les réutilisera dans son œuvre postérieure.

La Condition de l'homme© 1959/1961 SHOCHIKU CO., LTD. Tous droits réservés.

La dernière partie de la sixième et dernière section (l’odyssée finale et solitaire de Kaji) a probablement influencé certains films japonais de la période 1960-1970, qu’il s’agisse de documentaires ou de fiction, et même au-delà puisque le Dersou Ouzala (1975) d’Akira Kurosawa exprime à nouveau cette idée que la vérité ou la paix ne peuvent être données que par la médiation de la solitude et d’un dialogue secret avec le cosmos. Dénonciation du mal et de la guerre, parcours initiatique, expérience historique et esthétique : La Condition de l’homme est décidément bien un film synthétique.

Ps : On lit parfois sur internet que La Condition de l’homme demeura inédit en France. Ce n’est pas exact mais son exploitation cinéma fut assurément erratique et tardive. Je renvoie ici le lecteur à l’étonnant article de Max Tessier, J’ai vécu l’enfer de Mandchourie — plaisante allusion au titre d’exploitation français du J’ai vécu l’enfer de Corée (1950) de Samuel Fuller  — paru in Cinéma 68 n°125, Paris 1968, pp. 19-23 et qui décrivait comment les spectateurs français durent attendre presque 7 ans après sa sortie japonaise pour découvrir en exclusivité la version intégrale de sa première partie tandis que les deux parties suivantes demeuraient, en 1968, encore inédites commercialement en France. Rétrospectivement, on reste confondu devant ce retard. Cela dit, la totalité du métrage finit par être distribuée puisqu’il exista à Paris des cinémas — Alexandre H. Mathis croit se souvenir que ce fut le cas au cinéma parisien La Pagode ; Romain Hannebert croit se souvenir d’une exploitation vers 2000-2003 au cinéma parisien Reflet Médicis, « durant deux ou trois semaines seulement, sur trois séances réparties dans une journée à 9H, 14H, 18H ou bien 13H, 17H, 21H » me précise-t-il — qui  proposèrent de visionner le film complet en une très longue séance commerciale divisée en trois parties, comme on le faisait à Tokyo.

La Condition de l'homme - Jaquette Blu-ray verso

IMAGE

Format original respecté 2.35 N&B compatible 16/9, transféré sur Blu-ray Full HD 1080p, encodage AVC.

Blu-ray partie 1

L’image argentique de cette première partie est assez bien restaurée mais pas totalement : on note encore pas mal de poussières blanches sur certains plans, quelques rares rayures mais pratiquement plus une seule brûlure de cigarette. Les défauts les plus récurrents sont des variations de luminosité au sein d’un même plan, une ou deux fins de plans un peu abruptes qui trahissent une minime lacune dans le négatif (probablement irrécupérable sinon la Shochiku aurait fait le nécessaire en amont) ainsi que quelques plans fugitivement voilés ou bien dotés d’une émulsion instable. La numérisation restitue très bien les dégradés noir-gris-blanc, notamment dans les scènes nocturnes, utilisés par le directeur de la photographie Yoshio Miyajima (1910-1998) ― il travailla aussi sur Harakiri (Seppuku 1962) et Kwaidan (1964) de Kobayashi, sur L’Empire de la passion (Ai no borei – 1978) de Oshima ― et le bruit vidéo est très bien maîtrisé : grand progrès par rapport à l’ancienne édition DVD de 2006. Excellent équilibrage entre grain et lissage. L’action se déroule principalement, durant cette première partie, dans un camps de prisonniers chinois soumis à l’administration japonaise, elle-même coiffée par l’armée. Lorsque les Japonais parlent aux Chinois en chinois, la traduction japonaise apparaît systématiquement incrustée dans un encadré (vertical) sur la pellicule d’origine, au bord droit de l’image : cette apparition induit systématiquement une légère variation momentanée de la luminosité sur l’ensemble du plan.

Blu-ray partie 2

La copie de cette seconde partie est en bien meilleur état argentique que celle de la première partie et les défauts vidéos sont minimes pour ne pas dire fugitifs : sur la longue durée, la performance est très honorable. Direction de la photographie de Yoshio Miyajima toujours aussi « talentueuse » (comme le dit la bande-annonce de la Shochiku) et il est aussi à l’aise de jour que de nuit, en plan serré comme en plan de méga-ensemble, à la profondeur de champ souvent très impressionnante. Quelques mouvements de grue et quelques travellings latéraux sont, notamment, d’une grande beauté plastique. L’exemple de la perfection morphologique et syntaxique de cette période, en matière d’emploi du format.

Blu-ray partie 3

La copie de cette troisième partie est, mises à part deux ou trois brèves séquences voilées et quelques plans semés de fines poussières négatives ou positives, en aussi bon état argentique que celle de la seconde partie. L’amélioration de définition est patente durant les scènes nocturnes et celles utilisant le contre-jour.

Bruit vidéo parfaitement maîtrisé sur les trois disques. Il me semble possible que Miyajima ait utilisé pour certaines séquences (réparties sur l’ensemble du film donc sur ses 6 sections) une pellicule infrarouge, produisant un effet similaire à celui visible dans certaines séquences N&B du film noir policier contemporain Le Coup de l’escalier (Odds Against Tomorrow – 1959) de Robert Wise.

SON

DTS-HD Master Audio 1.0. VOSTF mono (deux premières parties) et stéréo (la troisième partie fut le premier film tourné en stéréo au Japon). Aucune VF d’époque à regretter car elle n’a jamais existé. Offre par conséquent nécessaire et suffisante pour le cinéphile francophone.

Excellent sous-titrage français rédigé par Hiroko Govaers selon le meilleur usage (prénom japonais suivi du nom japonais écrit en majuscule : c’est comme cela qu’il faut faire parce que c’est comme cela qu’on a toujours fait au vingtième siècle et qu’il n’y aucune raison de changer brusquement l’usage), doté de caractères bien lisibles sauf quand ses lettres blanches s’incrustent (heureusement assez rarement) sur un fond totalement blanc. La totalité du générique d’ouverture de chaque partie n’est pas traduite : seuls les postes techniques importants le sont. Sur le premier disque dont l’action se déroule majoritairement dans un camps de prisonniers chinois sous administration japonaise, incrustation systématique sur le bord droit de la pellicule d’une traduction en caractères japonais des répliques chinoises du dialogue. Même chose dans le troisième disque lorsque des paysans chinois et des soldats russes s’expriment.

Musique de Chuji Kinoshita assez classique, employée à bon escient, efficace : elle est bien davantage sollicitée dans la troisième partie (dont elle constitue un élément stylistique majeur) que dans les deux premières parties.

INTERACTIVITÉ

Elle est presque identique à celle de l’ancien coffret DVD Carlotta édité en décembre 2006, moins l’ancienne bande-annonce originale du Harakiri de Masaki Kobayashi qui se lançait automatiquement au démarrage et moins l’ancien chapitrage. Les deux seules options restantes sur le menu général de chaque disque sont désormais le film et sa bande-annonce : choix simple auquel le troisième disque ajoute simplement les « crédits ». Rien d’autre ! Un progrès cependant : les 3 bandes-annonces japonaises originales sont transférées en 2.35 compatible 16/9 sur cette édition Carlotta Blu-ray 2020 alors qu’elles étaient seulement 2.35 compatible 4/3 sur l’édition Carlotta DVD de 2006.

Suppléments vidéo

Film-annonce original première partie (2.35 compatible 16/9 N.&B., durée 4min 30s environ, VOSTF) en assez bon état argentique. Il précise les conditions matérielles du tournage (la Shochiku a co-financé la production de cette première partie (au coût d’environ 270 millions de Yen de 1959) ; le tournage a duré 4 mois et se déroula en partie à Hokkaïdo, en partie dans la préfecture d’Akita) ; elle permet d’identifier les acteurs principaux de cette première partie ; son commentaire en voix-off résume le sens du film tel que la Shochiku le vendait au public japonais en 1961 et aussi tel que Kobayashi l’avait conçu. Film-annonce original seconde partie (2.35 compatible 16/9 N.&B., durée 2min 30s environ, VOSTF) plus court et moins intéressant mais constituant néanmoins un beau document d’époque. Film-annonce original troisième partie (2.35 compatible 4/3 N.&B., durée 3min environ, VOSTF) qui précise que l’ensemble a coûté 700 millions de Yens.

Que dire de ces bonus vidéo 2020, tout aussi maigres que ceux de 2006 ?

On comprenait aisément cette modération interactive en 2006, étant donnée l’ampleur de la mémoire nécessaire à l’ancienne norme MPEG-2 pour retenir les 560 minutes que durait alors le film (transféré en vidéo à 25 images / seconde) réparti sur 3 DVD. Aujourd’hui, les 574 minutes (véritable durée cinéma respectée car transférée à 24 images / seconde) sont réparties sur 3 Blu-ray mais la norme MPEG-4 est dotée d’une capacité nettement supérieure. Alors ?

Ne pouvait-on pas rajouter un quatrième disque de bonus dédiés qui aurait transformé cette édition standard (certes fondamentale et contenant l’essentiel : le film en version intégrale, doté d’une image globalement bonne et d’un bon son enfin compatibles avec la Full HD) sinon en édition « collector », tout au moins en une bonne édition « spéciale » ? Elle aurait pu contenir l’entretien filmé de Masaki Kobayashi avec le cinéaste Masahiro Shinoda (visible in édition DVD NTSC Criterion de 2009 : sinon son intégralité, au moins la partie consacrée au film), celui filmé avec l’acteur Tatsuya Nakadai (aussi visible in édition DVD NTSC Criterion de 2009) et une galerie affiches et photos japonaises et bien d’autres choses encore. Résumons : Carlotta propose une bonne édition française Blu-ray Full HD (image et son) mais elle est, sur le plan des bonus vidéo, minimaliste.

La Condition de l'homme - 1ère de couv livret

Le Livret

C’est le livret de 32 pages rédigées par Claire Akiko-Brisset qui était déjà inséré dans l’édition 2006. Rien de nouveau sous le soleil, là non plus mais c’est cependant lui qui permet à l’édition Carlotta de passer une tête et une jambe du côté de l’édition spéciale. Il contient une introduction historique, une biographie, une analyse esthétique (remarque d’histoire de l’art sur l’usage par Kobayashi de la diagonale) et historique sur La Condition de l’homme. Il reproduit aussi quelques déclarations (notamment de Kobayashi et de son ami cinéaste Kon Ichikawa). Il s’achève par une sommaire bibliographie française et japonaise (livres de Max Tessier, de Tadao Sato, de divers auteurs anglo-saxons). Il est illustré de certaines belles photos N&B de plateaux très bien reproduites et de quelques plus petites affiches, ainsi que de petites captures. Certaines images sont tirées en sépia (couleur du fond du menu général) ou en N.&B. Une sévère coquille page 10 (déjà présente dans l’édition 2006 et qui n’a pas été corrigée) : « La crise économique des grands studios ont (sic) donc fini par avoir raison de sa volonté… ». Une phrase est assez mal construite syntaxiquement en haut de la page 28 et, surtout, sa pensée me semble confuse : « Son refus de promotion dans l’armée se voit d’ailleurs illustré dans le film par l’incompréhension opposée par la hiérarchie militaire à la requête de Kaji au sujet de la mort d’Obara […] ». La hiérarchie comprend, me semble-t-il, au contraire très bien les raisons de la requête de Kaji ! Simplement elle refuse d’y donner formellement suite, sachant bien qu’elle est moralement coupable. Que la hiérarchie passe la mort d’Obara par pertes et profits n’a rien de particulier à l’armée japonaise ni à la Seconde guerre mondiale. Chaque armée a le droit tacite (ou formalisé juridiquement dans son code militaire, selon les pays) à un quota annuel de morts durant les périodes de formation et d’entraînement. Le minutage indiqué à la page 3 a été corrigé sur la nouvelle édition 2020 du livret afin de correspondre au minutage des 3 Blu-ray : le reste est identique.

Le coffret Blu-ray La Condition de l’homme est disponible sur la boutique en ligne de l’éditeur Carlotta Films.

La Condition de l'homme - Jaquette Blu-ray recto 3DLa Condition de l’homme (Ningen no joken – 1959 – 1961) – Coffret 3 Blu-ray

Réalisateur : Masaki Kobayashi
Éditeur : Carlotta Films
Sortie le : 4 novembre 2020

1943. Kaji, un administrateur civil employé dans une compagnie de minerai, part avec sa femme pour des mines de charbon en Mandchourie du Sud. Au coeur de paysages désolés, Kaji lutte dans le seul but d’améliorer les conditions de travail des ouvriers. Lorsque des prisonniers chinois affamés lui sont confiés par la police militaire, Kaji commence à s’opposer, malgré les impératifs de la guerre, aux méthodes extrêmes de sa hiérarchie. Pour lui commence alors une aventure humaine dramatique et cruelle…

Spécifications techniques Blu-ray  :

  • Image : 2.35:1 encodée en AVC 1080/24p
  • Langue : Japonais en DTS-HD MA 1.0 mono
  • Sous-titres : Français
  • Durée : 574 minutes
  • 3 BD-50
  • Le livret « La Condition de l’homme de Masaki Kobayashi : un objet cinématographique absolu » rédigé par Claire-Akiko Brisset, professeure en études japonaises et spécialiste de Kobayashi (32 pages)

Bonus :

  • Bande annonce originale des 3 films

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