Cannes 2018 – Jour 5 : Révolutions Cannoises, échec et réussites

En ce mois de mai 2018, on aurait pu s’attendre à quelque chose d’un petit peu plus militant pour Cannes. La célébration du 50ème anniversaire des révoltes estudiantines et ouvrières ne semble pas être l’apanage d’un festival qui affiche encore son strass et ses paillettes. À l’exception d’un documentaire jupitérien présenté en séance spéciale et réalisé par deux traitres dont les idéaux ont fondu à mesure que leur portefeuille se remplissait, on avait l’impression que les films sur le sujet étaient rares à l’officielle. L’ACID sauvant la mise avec Reprise d’Hervé Le Roux, et les stars absentes pour raisons politiques expriment un désir de révolte mais c’est vraiment le minimum. En attendant, on va s’épancher sur Le Livre d’image, Les Filles du soleil et Chris the Swiss.

Le Livre d'image - Affiche Cannes 2018

Heureusement, il y a donc Godard pour exprimer, comme il le fait depuis les années 60, un désir de révolution. Quelle soit esthétique et formelle, en bousculant les codes et les grammaires du cinéma, en expérimentant à chaque fois les nouvelles technologies (caméras légères, vidéo, numérique, 3D) pendant que les autres débattent longuement dans le vide pour savoir si les images en mouvement produites par ces appareils peuvent toujours être appelés cinéma ou non. Désir de révolution politique et sociale depuis au moins La Chinoise qui n’a jamais totalement cessé malgré des moments de creux comme dans les années 80 ou le début des années 2000.

Dans le même temps, Godard a toujours été affublé du sobriquet de cinéaste intellectuel, pompeux, pour élites simplement parce qu’il ne construit par ses récits de façon classique, linéaire ou formaté, qu’il pose des questions au lieu d’y répondre, qu’il perd parfois le spectateur qui ne supporte pas de devoir réfléchir un minimum sur ce qu’il voit au lieu de se le voir offrir sur un plateau et de l’avaler. C’est encore une fois le cas avec Le Livre d’image, son nouvel opus. C’est aussi oublier que Godard est parfois tout sauf sérieux et que son cinéma est loin d’être dépourvu d’humour, jusque dans les foutages de gueule anarchiques et assumés que tous prétendent ne pas voir et qu’on trouve pourtant de film en film depuis À bout de souffle.

On retrouve ici ce que l’on connaît de Godard tout en étant différent. On est là face à une véritable œuvre de collage cinéphile à la manière des Histoire(s) du cinéma qu’il cite et récupère à la façon d’une mise en abyme. C’est un film à voir en salle pour ses jeux multiples sur la spatialisation du son, sur l’entremêlement des voix jusqu’à l’inaudible. On retrouve son habitude d’utiliser comme seuls « dialogues » des citations et des extraits d’ouvrages plus ou moins connus – mais qu’il nomme dans le générique, contrairement à son habitude. On éprouve également un jeu autour du langage, du rapport à l’écrit qui passe aussi bien par des textes sur les images que par les sous-titres. Et c’est là quelque chose de surprenant et que les francophones ne parlant pas anglais ou les anglophones ne parlant pas français peuvent manquer. Seuls quelques éléments sont sous-titrés. Parfois quelques mots comme si les sous-titres révélaient ce à quoi notre ouïe devrait faire attention somme si le fait d’entendre, de voir, de lire était toujours plus important que ce qu’on voyait, lisait, entendait. Et que la compréhension était également secondaire.

On retrouve enfin, encadrant le film, une idée bien évidemment provocatrice qu’il évoquait à ses débuts. En gros, mieux vaut perdre la vue qu’avoir les mains coupées pour être réalisateur. Il mettait ainsi le cinéma dans la succession des beaux-arts et artisanats qui voyaient la main comme l’organe principal de création. La main est centrale dans Le Livre d’image. Elle touche la pellicule, elle fait des choix. Et l’image est par contre complètement en voie de destruction : les films cités sont surexposés, sous-exposés, pris de sources diverses et rarement les meilleures : VHS, internet, télévision, écran d’ordinateur, de téléphone, de caméras de surveillance. Il change les formats aussi et il les coupe les extraits au milieu d’un plan. On ne voit parfois que des formes se promener sans rien distinguer ou avec des couleurs non naturelles. L’important n’est pas de savoir ce qu’il montre – après tout un non-cinéphile devrait pouvoir capter quelque chose du film et on n’est pas face à un quizz – mais que l’esprit cherche à recréer automatiquement ce qu’il voit, à lui donner forme et consistance. Et Godard joue les perturbateurs. Après tout, les images qu’ils montrent n’existent plus vraiment, elles n’existeront plus. Leur signification est globale et non pas dans le détail de quelque chose qui défile sans qu’on puisse avoir le temps de s’en souvenir.

Pourquoi ? Pour proposer quelque chose de l’ordre du bouleversement, de la révolution. Il parle de l’occident, de l’orient, de notre rapport au monde complètement embrouillé. Il parle de notre rapport aux images qui n’est plus critique, pensé ou pensable. De ce qu’on gobe pour le plaisir, par boulimie, par ennui. Il parle de la mémoire et de la fonction politique de ce qu’on voit, lit, entend. Il perturbe l’idée qu’on se fait du cinéma, de la vidéo, de la télé, des morts en direct sur youtube, de la littérature de tout. Pendant 1h25, en gros, il fait chier le monde. Même les journalistes en les narguant et en proposant une conférence de presse via Facetime sur un téléphone portable où ils se succèdent les uns après les autres. Au point que même quand on n’aime ou qu’on n’aime pas le film, des discussions s’ensuivent avec théories, interprétations, dégoûts et vomissements à la clé. Et rien que pour ça, il réussit là où personne ne réussira aussi bien. Et c’est ça qui est drôle, appréciable et fait qu’on l’aimera toujours profondément.

Les Filles du soleil - Affiche Cannes 2018

C’est moins le cas des Filles du soleil d’Eva Husson proposé au sein de la compétition officielle et que l’on est allé voir moins pour se faire pardonner de s’être infligé une séance difficile auparavant que par réelle envie ou passion pour la cinéma. En même temps, le film est interprété par Golshifteh Farahani, toujours impeccable. Elle joue ici une combattante Kurde d’un groupe de soldats femmes pour la libération du Kurdistan face à Daesh et elle est suivie par une journaliste française qui veut dire la vérité au monde même si le monde s’en fout (sic). Le film se veut féministe bien entendu. L’un des sous-thèmes est clairement la maternité, que ce soit d’un point de vue formel ou scénaristique – parce qu’une femme qui n’est pas mère apparemment ça n’existe pas… (?!)

Rien de neuf à l’horizon. Le thème du journalisme et du reportage de guerre est à peine traité, ou au détour d’une ou deux phrases. On est loin des considérations d’Another Day of Life, déjà assez rapide sur le sujet, qui préférait poser de bonnes questions alors qu’Eva Husson ne fait que donner des réponses vagues, mièvres et contestables. Autre reproche que l’on peut faire est ce sentimentalisme outrancier. Bien sûr, la guerre n’est pas suffisante, il faut aussi subir les coups de téléphone de Bercot qui a perdu son mari, qui ne peut dire « je t’aime » à sa fille car son téléphone coupe brusquement, qui se plaint tout en choisissant de ne pas rentrer et de se confronter au danger. En plus des viols de femmes hors-champ, il lui fallait des suicides en gros plan. Quand on nous serine que les soldats tuent aussi les enfants, deux minutes plus tard il faut qu’elle en enjambe un avec le visage bien sanglant comme si on était incapable de comprendre autrement. Et puis bien sûr, une séquence d’accouchement dont on ne dévoilera rien mais totalement grotesque d’un point de vue narratif. Et tout ceci nous détache complètement du sujet du film qui en soit aurait pu être passionnant.

Mais si on n’est loin d’être convaincu par le film – le genre d’œuvre nécessaire dont il faut se méfier car si on dit une petite chose négative on passe pour un terroriste en puissance – on notera quelques passages vraiment intéressants comme une poursuite dans un tunnel à peine éclairé, un début et un final quasi onirique, etc. Si seulement la prochaine fois elle pouvait éviter de jouer dans la surenchère, on lui en sera gré. En attendant, elle voulait filmer une révolution, elle l’aura manqué. Jusqu’à preuve du contraire et sa sortie prévue le 21 novembre 2018 sous la bannière Wild Bunch.

On a également traversé la frontière pour se rendre en Iran chez Jafar Panahi avec Trois visages présenté lui aussi en compet et on a accompagné une autre femme en guerre, bien moins grotesque émotionnellement celle-là, dans Woman at War de Benedikt Erlingsson vu à la Semaine de la critique. Mais on en rendra compte un autre jour (Sic ! / Note de la rédaction). On terminera la journée de façon plus dramatique et glauque avec un peu d’animation, comme toujours.

Chris the Swiss - Affiche Cannes 2018

Chris the Swiss est signé Anja Kofmel et il a été présenté à la Semaine de la critique. Après Another Day of Life et Samouni Road, on est à nouveau dans le domaine du documentaire animé mélangeant dessin et prise de vues directes autour d’une guerre et d’une expérience personnelle ayant trait à celle-ci. Une fois encore le film est aussi réussi que les deux précités en termes de narration et de montage et propose des choses étonnantes. Pour le moment, ce sous-genre produit de bons films qui ne sont pas encore trop formatés mais il faudrait faire attention sinon l’animation plus adulte va finir par ne plus donner naissance qu’à ce genre d’œuvres en vue de sélections festivalières quasi promises à l’avance.

Anja Kofmel aura mis plus d’une dizaine d’années à produire et réaliser Chris the Swiss après un court-métrage de fin d’études réalisé à Lucerne sur le même sujet tiré d’un fait réel. Chris était son cousin, reporter de guerre – c’est un métier à la mode au cinéma en ce moment. Il est parti suivre les combats en ex-Yougoslavie au moment où ceux-ci devenaient plus intenses. Là-bas, il a disparu de la circulation et il est mort après avoir intégré une milice de mercenaires d’extrême droite, sans que personne ne sache ce qui s’est passé. Quelques jours après, un de ses amis parti enquêter a lui aussi été retrouvé tué. La réalisatrice avait alors 10 ans et l’idée de ce film l’a depuis toujours poursuivie. Elle est retournée enquêter sur les circonstances du décès en retrouvant les individus qu’il avait connus à l’époque pour reconstituer au mieux les zones d’ombre. Kofmel utilise une animation en noir et blanc très sobre et convaincante, loin de l’abstraction d’un Simone Massi, qui sert la reconstitution. Elle réussit également un vrai travail de cinéaste en sachant prendre une distance nécessaire au traitement d’un sujet qui lui est pourtant extrêmement proche. Elle ne cache jamais les ambiguïtés liés à la situation, elle ne fait pas l’hagiographie de Chris et elle n’hésite pas à dévoiler des éléments moins glorieux, parfois intimes.

Son enquête reste importante car juste et ce jusque dans son implication. Étrangement, elle n’est pas journaliste, elle est de la famille de Chris mais c’est probablement, parmi tous les films vus ici, celle qui s’approche le plus du genre du reportage. Elle essaye, malgré là aussi une subjectivité totalement avouée et assumée, de prendre un maximum de recul et de réfléchir. Elle s’interroge réellement sur ce qu’elle fait, sur la voie à suivre, sur la guerre et sur le métier et les écarts déontologiques de son cousin. Elle est parfois didactique mais jamais trop, juste ce qu’il faut pour comprendre un minimum les événements et le point de vue qu’elle adopte sur l’éclatement des Balkans à cette époque.

En somme, on a là une véritable expérience cinématographique qui, sans être parfaite – elle est un peu rigide parfois, convenue formellement dans l’alignement des interviews, des allers et venues sur place et des moments animés –, offre un point de vue passionnant sur un individu qu’a priori nul n’aurait envie de suivre. Et rien que pour ça, on applaudit car elle réussit là où les échecs sont nombreux.

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